E |
n principe, chacun sait ce dont il a besoin. Mais apparemment nos publicitaires le savent mieux que nous, eux dont c’est la charge d’en créer de nouveaux, pour provoquer un acte d’achat.
Ainsi je viens de lire dans la presse informatique qu’Apple travaille à créer une montre révolutionnaire, qui ne se contenterait pas de donner l’heure, mais qui, remplaçant le mobile, permettrait d’accéder d’un regard à tous nos rendez-vous, d’identifier la personne qui nous appelle, de lire nos messages, etc. Cette hypertrophie de la fonctionnalité mène souvent à des sommets surréalistes.
Voici comment s’exprime le responsable du projet : « Apple a cette capacité de créer des besoins. Lancer une montre, c’est aussi nous dire : ‘Si vous ne portez pas ça, vous êtes ringard’. »
Cela me fait penser à la fameuse montre Rolex, naguère vantée par un publicitaire comme indispensable avant cinquante ans, sous peine de ne pas réussir sa vie.
Mais on peut songer aussi au mot de Socrate, arpentant les rues d’un marché d’Athènes : « Que de choses dont je n’ai pas besoin ! »
On sait que les philosophes épicuriens divisaient les plaisirs en trois catégories : les naturels et nécessaires (boire, manger, etc.) ; les non nécessaires mais tout de même naturels (se reposer à l’ombre, se promener entre amis, etc.) ; et ceux qui ne sont ni les uns ni les autres : par exemple vouloir épater son voisin par le dernier objet à la mode. Tel est en effet le sort de beaucoup de nos contemporains, pris dans la frénésie de la consommation : travailler durement pour acheter des choses dont on n’a pas besoin, pour éblouir des gens qu’on ne connaît pas ou qu’on méprise, et dont la considération, très souvent supposée, n’est pas garantie. C’est ainsi que, selon le mot connu, on perd sa vie à la gagner.
Les vraies valeurs, les « vraies richesses » selon le mot de Giono, sont ignorées : les remplacent des valeurs dégradées et inauthentiques, les valeurs de représentation.
Et comme la mode change toujours, survient une convoitise sans fin, un éréthisme que les Anciens avaient figuré dans leurs supplices infernaux : la soif inextinguible de Tantale, le tonneau sans fond des Danaïdes, le foie dévoré de Prométhée, le rocher toujours retombant de Sisyphe. C’est ainsi que Lucrèce interprétait les châtiments subis par les réprouvés dans les Enfers : ils n’étaient pour lui que des allégories morales, des figures de ce qui en fait se passe dans nos vies mêmes.
En réalité, au fond de soi, suivre ce mouvement c’est être mort : être dans le vent, c’est le lot de la feuille morte. L’ensemble n’est insolite que pour le sage. Il repose sur l’omnipotent crédit fait aux publicitaires, qui nous font croire que là est le bonheur. Ils doivent bien en rire eux-mêmes, car grâce à cela ils s’emplissent les poches.
Article paru dans Golias Hebdo, 26 septembre 2013
*
Retrouvez d'autres textes insolites comme celui-là dans le livre suivant
(cliquer sur l'image ci-dessous) :
commenter cet article …